435 Ponti e qualche scorciatoia (435 ponts et quelques raccourcis)
435 Ponti e qualche scorciatoia, le projet de David Horvitz commissionné par Lab’Bel à Venise, est easy (facile), discret au sens d’une invisibilité non bruyante et étendue comme la ville. C’est tout autant une action personnelle, une performance dans l’espace public par son choix de dessiner un chemin croisant tous les ponts de la ville, un manifeste sur la lenteur, qu’un projet de mise en récit et de collaboration avec les habitants de Venise. En ce sens, David Horvitz perpétue, en tant qu’artiste et poète conceptuel, la liaison entre art et vie propre au mouvement Fluxus.
Venise a 435 ponts. Ce sont eux qui unissent les micro-îles de la ville, rendant celle-ci praticable à pied (walkable) sans prendre un seul bateau – moyen de locomotion primordial de la ville. C’est la proximité des Vénitiens entre eux et au quotidien qui fait de la ville une grande maison où nous pouvons encore sortir acheter le pain en friulane*.
Les Vénitiens luttent pour que perdure leur mode de vie unique dû à la singularité de la ville, alors que beaucoup de métiers qui lui sont propres disparaissent sous l’onde de choc de la mondialisation – il en va ainsi de l’horloger de la tour de San Marco, comme si le temps unique de la ville où le jour commençait à la première heure du coucher du soleil, devait se normaliser avec celui des autres villes.
Mais il y a à Venise des obstinés qui persistent à exercer leur métier au rythme de la cité, des constructeurs de bateaux, des glaciers, des pâtissiers, des jardiniers, des prêtres, des organistes. Et il y a des enfants qui naissent tous les jours -et qui s’appellent peut-être Alvise ou Maria.
3 Easy Pieces est un projet d’art contemporain en trois volets qui est réparti dans plusieurs espaces de la ville et rend hommage à cette résilience des Vénitiens et de la ville elle-même : les fameuses Pierres de Venise comme les décrit Ruskin dans son ouvrage éponyme.
Le premier rendez-vous de 3 Easy Pieces, Concertino Unisono conçu par Michael Staab, s’est tenu en 2015 sur la seule place de Venise — tout le reste étant des « campo » — : la Piazza San Marco. Il invitait les musiciens des trois cafés historiques — Florian, Quadri et Lavena — à s’unir dans un Walzer, une valse à trois orchestres.
Cette année, 435 Ponti et qualche scorciatoia ressaisit Venise au fil d’un itinéraire intérieur, d’une carte dessinée par David Horvitz reliant à pied tous les ponts de la ville.
Notre histoire d’êtres pensants est liée à la marche. On sait depuis Aristote et les péripatéticiens, que les philosophes ont associé à cette pratique l’exercice de la pensée. Quelques siècles plus tard, Rousseau a théorisé en promenades le fil conducteur de la pensée dans Les Rêveries du promeneur solitaire. Notre pensée est activée par la marche et avec elle les idées naissent par libre association. Au XXe siècle, Robert Walser ou W.G. Sebald ont perpétué cet art. Plus récemment, Rebecca Solnit lui a consacré un merveilleux ouvrage portant pour titre Wanderlust, A History of walking*.
Nombreuses sont les villes dans le monde qui ne permettent plus l’existence d’un espace piéton. Les habitants sont contraints de passer d’un espace intérieur à un autre via des transports, alors que c’est par la marche que nous occupons l’espace, l’entre-deux des lieux, et que nous parvenons à prendre le Monde comme un tout. Venise a l’exceptionnelle qualité d’être une ville faite pour être parcourue à pied ; à pied et dans la calle, où nous devenons tous égaux sous les étoiles.
Une performance produit une transformation chez ses spectateurs, alors qu’une marche dans la nuit crée plutôt une histoire à raconter.
David Horvitz est un artiste qui régulièrement crée des cartes. Partant aussi bien de bouquets de fleurs que de constellations pour la deuxième des 3 Easy Pieces, il a récolté les histoires de personnes ayant habité Venise, relié les endroits que celles-ci fréquentaient, recueilli les impressions qu’elles en gardaient ; et dans ce cadre, il s’en fait l’écho, les diffuse, les propage à sa façon -celle d’un poète conceptuel qui avec deux mots, Tu (toi) et Nebbia (brouillard), nous transforme en brouillard, prêt à envelopper la Serenissima.
Il a choisi pour ses interventions des lieux encore authentiques, où les habitants obéissent à leur propre temps, sans être conditionnés par le reste du monde. Ces personnes collaborent avec l’artiste de manière créative, en restant libres de leurs horaires. Les Vénitiens apprécient les « étrangers ». La ville s’est toujours liée à eux et s’est construite avec eux. Les guides habilités par la Ville essayent de raconter leur histoire.
Plus qu’un calendrier d’événements et de performances, ce projet se présente sous les traits d’un plan de la ville où sont indiqués les endroits où les projets peuvent apparaître et disparaître. Au-delà de la marche, il est aussi un éloge à la proximité qu’entretiennent les habitants de Venise entre eux — et pour qui l’espace privé se mêle à l’espace commun. La respiration des voisins d’en face souffle aussi chez soi, sur soi ; et en bas, la calle stretta (rue étroite) ne permet le passage que d’un promeneur solitaire.
La pâtisserie Colussi vous accueillera, de même que Carlo Pistacchi, le glacier de la Gelateria Alaska, en vous faisant goûter un sorbet au goût de mer. Vous trouverez dans certains kiosques des cartes postales à envoyer à vos amis comme souvenir de Venise, cartes qui parlent de la distance qui nous sépare, en espace et en temps.
Durant son séjour à Venise d’avril à mai, David Horvitz fera une lecture de son livre Comment voler des livres à la librairie Marco Polo, sur le campo Santa Marguerita. Il prend des cours d’italien depuis qu’il a débuté ce projet, pour s’approcher de la langue qui le lie aux habitants et à la ville.
Massimo Bisson, talentueux organiste de la région du Veneto, a spécialement adapté pour l’orgue les Trois pièces faciles pour piano de Stravinsky, afin de permettre aux enfants de les jouer dans les églises de la ville, et chez eux au piano, les soirs d’été. Quand vous passerez dans les rues sous les fenêtres ouvertes, vous pourrez peut-être entendre les élèves des Conservatoires jouer chez eux les partitions du Walzer, de la Marche ou de la Polka de Stravinsky – les trois mouvements qui donnent à ses Trois pièces faciles leur tempo et leur couleur.
Une guide touristique sera chaque jour à votre disposition, pendant toute la durée du projet, pour vous donner l’occasion de faire un tour particulier de la ville, en visitant les lieux chers à l’artiste.
Nombreux sont les lieux où aller, se reposer, découvrir, rencontrer les personnes qui font vivre Venise, de sorte que nous ne soyons pas que des touristes, mais que nous habitions la ville, même si ce n’est que par un jour de brouillard.
*Les friulane sont des chaussons typiques associés à Venise ou la région du Frioule au nord de l’Italie.
Silvia Guerra,
Commissaire de 435 Ponti e qualche scorciatoia et directrice artistique de Lab’Bel