Paysage Jurassique de Lei Saito à la Maison de La Vache qui rit,
les 31 mai et 1er juin 2024
En 2023, Lab’Bel a initié Lab’Food, une nouvelle série d’évènements qui corrèle création artistique et culinaire. L’occasion de mettre en scène les réflexions autour de l’alimentation d’aujourd’hui et de demain, domaine dans lequel le Groupe Bel est engagé depuis plusieurs années, à travers le langage spécifique des créateurs contemporains.
Pour ce nouveau projet, Lab’Bel propose à l’artiste japonaise Lei Saito de créer un paysage comestible, « Paysage Jurassique », pour la Maison de La Vache qui rit à Lons Le Saunier. Un moment de convivialité et une expérience sensorielle ouverte à tous qui fait suite à « Paysage Fromagesque », performance inspirée de l’histoire de Bel et de la beauté formelle des fromages, qui fut donnée en interne en 2023 pour les collaborateurs du Groupe Bel.
Ces deux paysages insolites et aux noms évocateurs s’inscrivent dans la série de performances et installations culinaires, « Cuisine Existentielle » que Lei Saito développe depuis plusieurs années. Ce procédé à la fois plastique et narratif place l’artiste au cœur d’une dynamique rhizomique où rencontre et mouvement instillent une énergie particulière à une expérience esthétique sans cesse renouvelée. Pour chaque « chapitre » de sa Cuisine Existentielle, elle élabore des récits qui s’inspirent autant des histoires chères à ses hôtes qu’à l’esprit des lieux qu’elle investit et créé des œuvres comestibles sur mesure, autant de moments éphémères où le goût, la vision et la poésie s’entremêlent.
Pour Paysage jurassique l’idée est de remonter jusqu’à cette ère géologique lointaine, rendue célèbre par des dinosaures hollywoodiens et de réactiver la magie tectonique qui a façonné la région il y a 200 millions d’années.
À partir de produits exclusivement locaux sourcés auprès de producteurs engagés dans l’agriculture et l’élevage raisonnés, la plasticienne fait émerger les strates imaginaires de ce mille-feuille géologique qu’est le Jura aujourd’hui.
Avec la fantaisie qui est toujours à l’œuvre dans son travail, Lei Saito nous invite à penser le paysage dans ses infra-zones, “en deçà” des représentations typiques qui lient souvent les produits à un territoire symbolique et figé. Il s’agit ici de goûter, par métaphore, les couches moins visibles de la terre qui nous porte.
Interview Lei Saito par Léo de Boisgisson, commissaire de Lab’Food.
- Quelle est ton histoire avec la nourriture ? Depuis combien de temps expérimentes-tu avec elle en tant que médium ? Y a-t-il eu un élément ou plutôt un aliment déclencheur ?
Je viens d’une famille de gourmets- gourmands. Chez nous, la nourriture occupe une place importante, comme chez beaucoup de japonais d’ailleurs, il y a un respect pour ce que l’on ingère soi-même et ce que l’on cuisine pour les autres tant pour les célébrations que pour la cuisine de tous les jours. Dès l’enfance, j’étais déjà sensible à la dimension esthétique de la nourriture, celle qu’on faisait à la maison et celle que je voyais dans les livres de recettes, de beaux livres reliés et joliment illustrés.
Les anniversaires faisaient toujours l’objet de créations originales, c’est à ces occasions que j’ai commencé à confectionner des gâteaux que je prenais en photo avec l’appareil argentique de mon père. Je documentais déjà mes créations (rires) et puis toute petite j’ai fabriqué un cahier moi-même sur lequel j’ai dessiné l’histoire d’un petit lapin qui pique-nique. C’est mon premier livre d’artiste. Quand j’y pense, je n’ai jamais cessé de préparer des repas et de mettre en scène des moments joyeux.
- Peux-tu revenir sur ton parcours artistique ?
Mon parcours d’artiste en France est un concours de circonstances un peu hasardeuses, voire tragi-comiques. Je suis arrivée en 2003, je voulais devenir curateur, mais il n’y avait pas de département dédié au curatoriat à proprement parler. Je me suis donc retrouvée en histoire de l’art à Nanterre, mais ça ne m’allait pas vraiment. À l’époque, j’habitais en collocation avec des architectes. Et tous les jours, je quittais l’appartement en disant que j’allais à la fac. En effet, j’y allais en RER mais souvent, à peine arrivée sur le quai de Nanterre Université, je faisais demi-tour et rentrais en ville ! La Fac m’angoissait, avec ses fenêtres fermées et son odeur de vieille cigarette ! Alors, j’allais au musée et dans les galeries voir les expos. Un jour, j’ai marché jusqu’aux Beaux-Arts (de Paris) où j’ai découvert la cour du mûrier. Là, j’ai su que j’avais trouvé l’endroit qui correspondait à mon idée de l’art et de la beauté, et j’ai préparé le concours d’entrée. C’est là que j’ai fait ma soupe au flamand rose. Il faisait très chaud ce jour-là, je ne parlais pas très bien le français, alors plutôt que de tenter un long discours, j’ai fait quelque chose de rafraîchissant pour le jury. J’ai été reçue et ensuite, j’ai intégré l’atelier d’Annette Messager.
Peux-tu me raconter comment est venu le nom « cuisine existentielle » et ce que cela signifie ?
Je ne sais plus très bien comment c’est venu au juste, cela vient sans doute de loin, de mon héritage familial et de mon goût pour l’aspect langagier de l’art (les titres font partie intégrante de mes compositions), mais surtout d’une conscience aiguë de la disparition inévitable des bons moments de la vie. La cuisine existentielle permet de fixer un instant la beauté des choses. J’ai commencé à en faire une pratique régulière quand j’étais en résidence à Amsterdam à la Rijksakademie en 2010-2011 et à la Cité des Arts à Montmartre en 2014-2015. À l’époque, j’étais très occupée, et j’étais assez frustrée de ne pas profiter pleinement de la compagnie des autres résidents. Alors, pour me rattraper, j’organisais régulièrement des dîners avec des thèmes et des compositions originales, tout mon argent y passait ! Mais c’était vraiment bien. De fil en aiguille, les artistes qui étaient des convives sont devenus des amis, et dès qu’ils faisaient une exposition ils faisaient appel à moi pour les vernissages. Pas comme un traiteur, bien-sûr, mais bien comme une de leurs pairs. À chaque occasion, je créais une performance particulière, pensée comme un moment à part. C’est comme ça que j’ai réalisé les religieuses décapitées et le dessert sadique au Palais de Tokyo par exemple. En fait, la « cuisine existentielle » s’est développée au contact des artistes que j’ai côtoyé et des échanges qui sont nés de nos conversations sur l’art et la beauté. Aujourd’hui, la « cuisine existentielle » s’adresse à une grande variété de commanditaires. Il s’agit pour la plupart d’institutions artistiques. J’aime aussi savoir que parfois, elle est confrontée à des gens qui ne sont pas initiés à l’art contemporain, voire qui y sont réfractaires, car même si je ne milite pas pour une démocratisation de l’art à tout prix, je crois aux vertus du partage.
Qu’est-ce qui inspire tes réactions culinaires ? Avec quel sens travailles-tu le plus ? Ou plutôt dans quel ordre convoques-tu les sens ? La vue, le goût etc…
Je suis épicurienne dans le sens philosophique du terme. Pour moi, le beau et le bon se complètent. Le beau doit être délicieux et reposer tout à la fois sur une base conceptuelle.
Je ne me considère pas plus visuelle qu’olfactive. Disons que j’essaye de faire converger tous les sens dans mes compositions autour d’une trame intellectuelle où le langage joue un rôle important.
Je ne me suis jamais considérée comme une cuisinière. De même mes performances ne sont pas des évènements à portée esthétique mais bien une façon de déguster le temps. Je suis une artiste qui fait son travail d’artiste qui pour moi, consiste à créer des analogies, jouer de la synesthésie en reliant un goût à un mot, une image à un lieu, un légume à une histoire, par exemple. Une variété d’éléments peut donner l’incipit au récit sur lequel je vais composer ma performance, une recette, une anecdote, une saison, un ingrédient ou un jeu de mots. Puis, je “fais monter mes idées”, un peu comme une crème fouettée qui s’élève en spirale et là, j’improvise. J’adore improviser à vrai dire. Et à chaque fois, c’est différent et délicieux et c’est comme cela que la « cuisine existentielle » peut s’inscrire dans le Temps.